Il n’est pas évident que les mathématiques puissent jouer un rôle important dans des questions d’éthique en médecine. Mais, en effet, il y a des situations, où la recherche de directives éthiques de traitements devrait se baser en priorité sur une approche mathématique. Le premier but de cet article est d’attirer l’attention sur ce fait. Son deuxième objectif est de donner un exemple montrant l’importance et l’actualité de la recherche en Mathématique .
Les patients souffrant de maladies particulièrement graves sont souvent prêts, pour un espoir d’amélioration incertain, à accepter des traitements dont les risques sont non-négligeables et les effets secondaires très lourds. Les médecins sont alors confrontés à un choix difficile : traiter, oui ou non ? Est-ce que la probabilité d’un succès (amélioration de l’état de santé du patient) vaut le risque d’une souffrance peut-être inutile ? Du point de vue éthique, cette dernière question est généralement reconnue comme étant la plus importante.
Souvent la situation est telle que le médecin n’en sait au début pratiquement rien des risques relatifs. C’est pourquoi il/elle envisage de traiter successivement un petit nombre de patients afin que chacun d’entre eux puisse profiter de l’information obtenue par les résultats des thérapies appliquées précédemment. En particulier, on peut interrompre le traitement ou ne plus le prescrire aux suivants. Mais à quelles directives un bon médecin devrait-il se conformer, et comment pourrait-il les justifier et appliquer ?
Imaginons, à titre d’exemple, qu’il y ait 10 patients en attente. Si le médecin les traitait tous successivement, il verrait à la fin une suite de dix + ou - où « + » indique un succès (guérison ou une nette amélioration) et « - » un échec (pas d’amélioration ou une détérioration). Maintenant nous appliquons un raisonnement important : Supposons pour un moment que le médecin était un prophète, sachant qu’il y aura exactement deux succès dans la suite des dix. S’il savait de plus qui sont les deux patients, il ne traiterait que ces deux. En affaiblissant l’hypothèse d’un médecin prophète, supposons maintenant qu’il soit un « demi- prophète » au sens qu’il ne sait qu’il y aura deux succès dans la suite sans savoir les noms des patients heureux. Alors il pourra en informer les patients et traiter les patients qui voudraient toujours participer avec cette information. Supposons qu’après cette informations les 10 patients restent fidèles à leurs décisions de participer. Le médecin commence à les traiter, l’un après l’autre, chaque fois que le résultat précédent est connu. Si la suite des observations commence par exemple par -, +, -, -, + … alors le médecin consciencieux arrêterait la suite des traitements au 5ème patient, évitant ainsi des souffrances inutiles aux cinq derniers malades. De même, le médecin saurait toujours ce qu’il faut faire, quelque soit le nombre de <<+>> qu’il prévoit par son don prophétique. Remarquons que le dernier <<+>> dans une suite imaginée joue un rôle distingué : c’est la première position qui complète la réalisation de tous les succès, et, si l’on savait que c’est le dernier +, ce serait alors le dernier traitement justifié.
Un médecin n’est, hélas, ni prophète ni demi-prophète. Cependant un bon médecin comprendra la logique et la directive éthique qui s’ensuit. Il devrait maximiser la probabilité de s’arrêter au dernier + en basant sa décision chaque fois sur les observations précédentes. Bien sûr il y ajouterait, avec l’accord des patients, un seuil de sécurité : si aucun succès ne se réalise jusqu’au nème patient, nous abandonnons ce traitement.
La probabilité du succès d’un traitement peut varier d’un patient à l’autre, aussi en fonction de son état de santé. Si elle est connue, ou si le médecin en a une bonne estimation, ce problème est résolu. La stratégie optimale peut être calculée facilement par un algorithme connu sous le nom odds-algorithme ou bien algorithme de Bruss. Cet algorithme s’applique à beaucoup d’autres problèmes, aussi en d’autres domaines où l’hypothèse de connaître les probabilités de succès est d’ailleurs beaucoup plus réaliste. Cependant, si les probabilités de succès sont a priori inconnues, comme c’est typiquement le cas dans l’exemple décrit, le problème mathématique est beaucoup plus difficile. Contrairement à ce qu’on pourrait espérer, il ne suffit pas d’utiliser des estimateurs « optimaux » des probabilités de succès et de les insérer dans l’algorithme des odds pour garantir l’obtention d’une stratégie vraiment optimale.
Les Professeurs Bruss et Louchard ont récemment développé une nouvelle version de l’algorithme, qui s’adapte par un apprentissage séquentiel aux cas de probabilités de succès inconnues. Cette nouvelle version « autodidacte » est un pas dans la bonne direction. Elle donne non seulement des bons résultats en général, mais on sait déjà qu’elle résulte en une stratégie quasi-optimale si le nombre de patients devient grand, autrement dit, qu’elle est asymptotiquement optimale. Cependant, il reste de travail important à faire. C’est l’optimalité globale pour tout nombre de patients qui reste le « challenge ». Tout effort doit se concentrer sur ceci, car tout patient est un individu précieux et non un élément dans un grand ensemble de patients. Le problème est, du point de vue mathématique, un problème fort exigeant, mais son objectif est du point de vue éthique d’une très grande importance.
F. Thomas Bruss est Professeur et Directeur du Service Mathématiques Générales de la Faculté des sciences à l’Université Libre de Bruxelles.
REFERENCES
F. Thomas Bruss “Sum the Odds to one and stop”. Annals of Probability, 28 (3), pp 1384-1391, (2000).
F. Thomas Bruss “Le bon choix …raisonné » Pour la Science (Scientific American), Sept. 2005, Editorial + pp 56-61, (2005).
F. Thomas Bruss et Guy Louchard (2009). “The odds-algorithm based on sequential updating and its performance.” Advances in Applied Probability 41, pp 131-153, (2009).
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Dernière mise à jour : mercredi 14 avril 2021