Nous reprenons ici l’article de Stéphane Marchand publié le 21 mai 2014 dans l’Opinion
Ingrid Daubechies : « Les maths sont presque une définition de la spécificité de l’homme par rapport aux autres espèces vivantes »
« Les faits - Mathématicienne belge naturalisée américaine, la baronne Ingrid Daubechies a commencé sa carrière au département de physique théorique de l’Université Libre de Bruxelles. Elle est aujourd’hui professeur de mathématiques à la Duke University, après avoir été le premier professeur titulaire de mathématique de sexe féminin dans l’histoire de l’université de Princeton.
Vous avez consacré votre carrière de mathématicienne au traitement des signaux de toutes natures. Les « ondelettes de Daubechies », qui portent votre nom, sont-elles toujours d’actualité ?
Elles sont utilisées partout et tous les jours. Ce sont des applications particulièrement simples pour la compression de données et surtout d’images. Sur une image de haute définition, la plupart des pixels ne diffèrent pas beaucoup de leurs voisins. Il y a parfois des ruptures brutales, mais on ne sait jamais où. C’est l’image qui décide. Si on veut la comprimer, il faut donc encoder efficacement le fait que de grandes ruptures sont possibles mais rares. Je suis parvenue à construire une fonction relativement simple pour décomposer l’image en multirésolution avec un nombre fini de calculs. Cela a permis la création du JPEG 2000, la norme de compression d’images la plus performante sur le marché. Tout le cinéma numérique et la transmission des événements sportifs en HD repose sur ce standard. Pour le reste, ma recherche consiste à élaborer des outils mathématiques pour analyser le signal, c’est-à-dire plonger au milieu d’une masse de données, parfois mal définies, et zoomer au sein de ce « Big Data » sur les composantes intéressantes en les séparant des autres, en éliminant le « bruit », pour ne garder que la musique des données.
La renaissance des maths doit-elle à l’essor considérable des neurosciences ?
Mathématiser, ça ne consiste à pas à rendre un problème abstrait. Bien au contraire. Il s’agit d’écouter un collègue exposer son problème bien réel puis de le mettre en musique, en équations. Ils apprennent en retour à formuler leurs problèmes autrement et ce nouveau regard nous pousse vers de nouveaux outils mathématiques. Il est plus productif d’organiser un dialogue de qualité entre les disciplines que de spécifier de manière pointilleuse le périmètre de chaque chercheur. Dans le cas des neurosciences, les maths sont d’abord un outil pour capter et analyser les signaux innombrables envoyés par le cerveau. L’attitude des chercheurs qui fouillent dans le « Big Data » d’une manière semi-organisée, moins structurée que ce que ferait un ordinateur classique, est assez proche du fonctionnement de l’organe. Les algorithmes distribués, c’est-à-dire ceux qui calculent en parallèle sur plusieurs sites communiquant entre eux, imitent assez fidèlement ce fonctionnement. En observant le cerveau, nous construisons de nouveaux algorithmes pour ce qu’on appelle la neuro-informatique. La fertilisation croisée entre maths et neurosciences est une nécessité. Duke vient de se réorganiser avec un nouveau « hub » de recherche qui regroupe des mathématiciens, des informaticiens et des statisticiens. Dans les bureaux qui entourent le « hub », nous trouvons des médecins, des psychologues de l’autisme, des économistes, des historiens de l’art, des sociologues, des biologistes et des géophysiciens.
Parmi les applications des mathématiques, vous travaillez sur l’histoire de l’art et la chasse aux faussaires. A quel titre ?
L’interaction dynamique entre informaticiens, mathématiciens, historiens de l’art, conservateurs et restaurateurs est cruciale. Les outils d’analyse d’image peuvent apporter une aide précieuse. En regardant à très haute résolution l’image numérisée d’un tableau, des algorithmes permettent de repérer géométriquement des groupes de pixels dont l’organisation reflète avec une précision exceptionnelle la touche unique du peintre. Pour les grands maîtres flamands, les perles peintes, une fois numérisées, révèlent des structures de pixels qui sont le coup de pinceau, la signature inimitable par un homme. Quand un peintre tente de copier un tableau ou essaye de peindre à la manière d’un maître, l’algorithme le démasque sans difficulté. Cela dit, le jugement final, ce n’est pas l’algorithme qui le porte, mais l’historien.
Les maths peuvent-elles aider les restaurateurs de toiles ?
Nos outils d’analyse multispectrale des images numériques ultra HD sont très puissants. Des historiens m’ont contactée dans le cadre de la restauration d’un tableau de Gauguin (période tahitienne) exposé au musée de Bruxelles. Le peintre l’avait réalisé sur une toile de jute grossière et la texture de la toile apparaît de plus en plus. Au fil du temps, le tableau a subi des salissures, déposées puis enlevées sans toujours beaucoup de soin. La dernière campagne de restauration, en 1980, a débouché, là où le fil est le plus apparent, sur une accumulation dans les creux d’une substance brunâtre. La trame du tissu ressort trop et l’effet artistique s’en ressent. Pour le restaurer, le musée a besoin de savoir comment était le tableau à l’origine. Le conservateur pourrait tenter de faire intellectuellement abstraction du tissage. Grâce à nos algorithmes, nous avons supprimé numériquement les salissures en faisant apprendre par l’ordinateur l’historique de formation des salissures, pour qu’il retrouve l’état initial de l’œuvre peinte sur ce canevas rugueux.
Les maths et l’informatique ne peuvent tout de même pas réinventer une toile ?
Prenez L’Adoration de l’agneau mystique (1432), un polyptyque des frères Van Eyck exposé dans la cathédrale de Gand. Les historiens débattent sur la page du livre que lit la Vierge : contient-il des signes ou un véritable texte ? Il y avait tant de craquelures qui se mélangeaient aux signes écrits qu’il a longtemps été impossible de trancher. Les pixels des craquelures sont bruns, ceux des lettres du texte aussi. Pour différencier, nos informaticiens ont transcrit en équations le fait que, pour des motifs chimiques liés à l’oxydation, les bords de chaque craquelure sont surélevés, un peu usés et donc un peu plus clairs que le reste. Nous avons donné une identité mathématique aux craquelures. Puis un algorithme auto-apprenant, apporté par les neurosciences, a organisé leur effacement. Nous avons ensuite mis au point un programme d’in-painting, ce qui nous a donné un état avant vieillissement, c’est-à-dire sans les craquelures verticales et horizontales. Les experts ont alors reconnu de véritables mots, ce qui a permis d’identifier un traité de théologie bien connu sur l’Annonciation. La réputation de perfectionnistes des frères Van Eyck n’était pas usurpée !
Vous travaillez également avec les paléontologistes. De quelle manière ?
Pour les biologistes et les généticiens, l’évolution, c’est l’interaction des organismes avec l’environnement. La génétique fait que les traits passent à la génération suivante. En biologie organismique, les chercheurs ressentent un grand besoin de maths. Un spécialiste de la dentition et de l’ossature avait trouvé intuitivement une corrélation entre la complexité fonctionnelle d’une molaire et le régime alimentaire des animaux : insectes, plantes ou mammifères. Afin d’étendre cette corrélation aux fossiles des espèces disparues, j’ai proposé un logiciel de géométrie différentielle permettant de faire des cartes dans toutes les dimensions et de les coller entre elles comme pour créer un planisphère. Il fallait déterminer la surface de mastication des molaires pour plusieurs animaux différents et quantifier leurs différences mutuelles. Cette requête des paléontologues va conduire à de nouveaux développements en maths.
Les mathématiques semblent connaître un nouvel âge d’or…
Je ne crois pas qu’il y ait eu d’éclipse. Les maths ont toujours été au cœur de la science. Tous les scientifiques sont très demandeurs d’un dialogue avec les mathématiciens. Inversement, les mathématiciens ne veulent plus être isolés, même ceux qui font des maths « pures », car ils savent que beaucoup d’applications technologiques découlent directement de leurs travaux théoriques. Prenez la topologie, qui est l’étude des surfaces à hautes dimensions et des trous qu’elles présentent, voilà des maths pures qui s’appliquent directement au décryptage, par exemple, des signaux émis par un robot. La science des surfaces complexes aide à scruter d’éventuels signaux importants qui seraient regroupés en formes topologiques au milieu des milliards de milliards de données du « Big Data ».
Cette nouvelle vogue des maths n’est pas parvenue à enrayer la profonde hostilité que beaucoup de gens ressentent à l’égard de cette discipline…
Les maths sont une activité fondamentalement humaine, elles sont presque une définition de la spécificité de l’homme par rapport aux autres espèces vivantes. Nous aimons reconnaître des schémas, des structures. Nous aimons réfléchir et constater qu’un même raisonnement peut s’appliquer dans des contextes radicalement différents. Même ceux qui croient vivre une phobie des maths savent que pour bien raisonner sur les choses complexes, il faut leur donner un nom. L’apprentissage de ce langage qui consiste à décrire les concepts prend du temps, il est ardu. Mais ce langage n’est pas la mathématique, pas plus que les gammes ne sont la musique, pas plus que l’anglais n’est Shakespeare. Il faudrait faire plus de pédagogie positive sur les maths. Malheureusement, de nombreux pays manquent d’enseignants du primaire et du secondaire qui apprécient vraiment les maths et y voient, au-delà d’une grammaire de formules préétablies et alambiquées, une voie puissante vers des raisonnements clairs et structurés. D’ailleurs, l’Union internationale de mathématique (IMU), dont j’assure la présidence, veut se battre pour l’enseignement des mathématiques dans les pays en développement. Ce n’est pas un luxe mais un besoin, car c’est largement des maths, à travers la qualité des formations d’ingénieurs, que dépend l’essor technologique d’un pays. »
Source :
http://www.lopinion.fr/21-mai-2014/nouvel-age-d-mathematiques-12512
via http://images.math.cnrs.fr/Revue-de-presse-mai-2014.html
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