Frédéric Bourgeois, mathématicien, professeur à l’ULB, membre de l’Académie royale de Belgique a accordé un entretien à Michel Gergeay en novembre 2012.
« Les mathématiques, cet espéranto de la raison comme l’écrivait Bachelard dans son Rationalisme appliqué, connaissent-elles le même sort que cette langue artificielle à vocation universelle qui pourtant ne s’adresse, malgré ses immenses qualités, qu’à une minorité infime ? Le rôle considérable et grandissant des mathématiques dans la création de tant d’objets et de réalités qui font notre quotidien ne les empêche pas de perdre sens chez la plupart de nos contemporains. Est-ce parce que cette œuvre mathématique s’efface en permanence derrière la matérialité qu’elle rend possible ? Les maths seraient-elles condamnées à servir les techniques ? N’ont-elles pas une autre vie, libérée des contraintes de l’utile, une vie féconde et créative où leurs chercheurs s’épanouissent en raisonnant « pour le plaisir » ?
C’est dans cet état d’esprit, libéré moi-même des exigences minimales qu’impose la connaissance d’un tel langage, bien décidé à ne pas me perdre irrémédiablement dans la complexité d’un sujet qui me dépasse et à faire descendre un « chercheur en mathématiques » dans la vallée commune, que j’ai rencontré Monsieur Frédéric Bourgeois, jeune professeur à l’ULB, membre depuis 2012 de la Classe des Sciences à l’Académie royale de Belgique.
Frédéric Bourgeois, pourquoi les mathématiques ?
L’origine de ma relation presque amoureuse avec les maths remonte à mes études secondaires. J’avais, en 3e année, participé aux olympiades de mathématiques dans mon école et avais atteint la finale, y obtenant un bon classement. J’ai donc été sélectionné, durant la suite de mes études secondaires, pour des « stages d’entraînement ». En rhétorique, arrivé premier en finale « belge », j’ai pu concourir aux olympiades internationales, qui eurent lieu à Istanbul et y emporter l’une des médailles de bronze.
Olympiades, entraînements, finales, un vocabulaire sportif...
Oui, mais il collait bien à mon état d’esprit compétitif de l’époque. Pourtant, davantage que cet aspect compétitif, c’est le plaisir, celui de résoudre des problèmes et celui de les faire apparaître, qui m’animait déjà. Sorti du secondaire, j’ai naturellement penché pour des études d’ingénieur civil, tout simplement parce que l’examen d’entrée, obligatoire dans ce cas, était très coloré par les mathématiques... C’était en outre un choix « raisonnable » pour un jeune homme n’ignorant pas les exigences d’insertion sociale et économique. Mais ma passion, c’était bien les maths « en elles-mêmes ». Aussi ai-je suivi en parallèle les cours de polytechnique (ingénieur physicien parce que c’est la section la plus théorique et la plus mathématisée de cette faculté) et de sciences mathématiques « pures ». En poursuivant ces deux premières années de pair, j’ai compris que, définitivement, les mathématiques l’emportaient pour moi sur les applications d’ingénierie. J’ai pourtant mené à terme les deux filières, complétant ma cinquième année d’ingénieur (les maths se faisaient alors en quatre ans) par une charge d’assistant intérimaire en géométrie différentielle.
J’ai aussi profité de cette dernière année en polytechnique pour me renseigner sur mes choix futurs. Mon professeur, Michel Cahen, m’envoya à l’Université de Warwick suivre une conférence de Polterovich sur la géométrie symplectique (*) qui me passionna. Deux noms dominaient alors ce domaine mathématique : Yakov Eliashberg et Mikhaïl Gromov.
Entré au FNRS pour y préparer ma thèse, je fus admis à l’Université de Stanford aux USA où j’obtins mon doctorat en mathématiques sous la direction du Prof. Yakov Eliashberg.
Je fis ensuite un post-doc à l’École Polytechnique en France, avant de postuler à l’ULB où je me trouve depuis neuf ans maintenant, d’abord comme chargé de cours, comme professeur depuis 2010.
(*) La géométrie symplectique est un domaine des mathématiques qui constitue le cadre géométrique naturel de la mécanique classique. Cette branche de la géométrie différentielle a ainsi de nombreux liens avec l’étude des systèmes dynamiques. Tout comme la géométrie euclidienne étudie les notions de distances et d’angles de l’espace, la géométrie symplectique étudie une structure géométrique particulière, appelée structure symplectique, sur certains espaces. Intuitivement, les structures symplectiques généralisent sur des espaces de dimension paire la notion d’aire en dimension 2.
Vous êtes un « chercheur » en mathématiques. Pour les profanes en la matière, ce terme impressionne mais trouble aussi : s’agit-il, en maths, de découvrir ou d’inventer ?
Un peu des deux. Le profane en la matière ignore et se demande ce qu’on peut encore chercher en mathématiques... Or, en maths, plus on apprend plus on découvre de questions sans réponse. Il y a des questions élémentaires mais dont la réponse n’est pas simple et des questions beaucoup plus complexes. On est là dans la découverte. Mais il faut souvent, pour pouvoir répondre à une question, introduire des nouveaux outils, imaginer de nouveaux concepts, trouver de nouvelles techniques. Et c’est alors de l’invention...
Si l’on peut parler d’invention et d’inventivité en maths, cela signifie-t-il que les mathématiques n’ont plus nécessairement de lien structurel avec la réalité ? La réalité physique à laquelle les « êtres » mathématiques s’adaptaient avec plus ou moins de précision dans la mathématique « classique » est-elle toujours l’horizon de la recherche ? Les maths ne dépassent-elles pas désormais les données expérimentales ?
Les mathématiques ne s’éloignent jamais totalement des applications potentielles. Même si nous n’avons pas besoin du réel pour concevoir de nouveaux champs mathématiques, même si nous n’avons pas constamment à l’esprit les conséquences pratiques de nos recherches, nous ne flottons pas dans l’irréel. On étudie certaines équations utilisées dans des applications pour guider une recherche. Par exemple, la construction en géométrie des invariants demande de compter des solutions d’équations aux dérivées partielles apparaissant naturellement en physique. Il n’y a pas de rupture.
Les progrès des mathématiques nous rendent-ils aujourd’hui plus exigeants ? L’intuition y a-t-elle encore une place ?
Certainement. Cette intuition n’empêche par ailleurs pas une rigueur constante... disons qu’elle serait un moteur plutôt qu’un guide.
Autre conséquence de ce débordement du réel par la mathématique : le rapport à l’utile. Déjà que le recours aux maths des sciences et techniques n’implique généralement pas des connaissances mathématiques très complexes (pensons au géomètre-expert qui n’a besoin ni des axiomes ni même des théorèmes), il devient difficile de justifier les progrès mathématiques par cette utilité concrète... Dès lors, pourquoi cette recherche en mathématiques ?
Il peut être dangereux de décréter a priori l’inutilité même d’une recherche alors que toute l’histoire des sciences fourmille d’exemples montrant que les découvertes peuvent se faire indépendamment de l’objectif précis que l’on poursuit. Il faut se rappeler que les géométries non-euclidiennes, même cataloguées comme « classiques », ne semblaient mener à aucune application pratique lors de leur développement initial, mais qu’elles ont pris tout leur sens « utile » lorsqu’Einstein a élaboré sa théorie de la Relativité générale. Mépriser les actes inutiles, c’est décourager les progrès fondamentaux.
La mathématique a connu au cours des dernières décennies une véritable révolution : la théorie des ensembles, la clarification et l’unification de disciplines autrefois séparées voire divergentes , tout cela a permis aux mathématiciens de développer un langage commun aux deux grands piliers des maths contemporaines : l’algèbre « moderne » et la topologie. Ainsi la géométrie est-elle devenue l’étude de structures algébrico-topologiques particulières, la vieille logique formelle des philosophes est-elle intégrée comme théorie des structures logiques, c’est-à-dire de certaines structures algébriques particulières... La mathématique est-elle en voie d’unification ?
Je n’irais pas aussi loin dans la « clarification » ou plutôt la réduction des mathématiques à ces deux piliers. Certes il y a l’algèbre et la topologie, il y a aussi d’autres choses, comme l’analyse... Et puis il y a une interconnexion fréquente entre toutes ces mathématiques aujourd’hui. Dans mon domaine, qui relève de la géométrie, j’ai régulièrement recours à l’analyse et à l’algèbre. Quant à l’unification des mathématiques, d’un point du vue formel, il est vrai que la logique a permis de rassembler tous ces piliers en une théorie unique. En pratique, ces spécialités mathématiques sont toutefois étudiées par des experts différents. Néanmoins, il est devenu courant de découvrir que des techniques d’une autre branche des mathématiques permettent de répondre élégamment à une question que l’on étudie dans son propre domaine.
Ce qui trouble encore le profane, c’est que, dans ce langage mathématique contemporain, unique et fécond, foisonnant même, une notion inattendue a fait irruption : celle de... la beauté. On imagine l’univers mathématique comme froid, à défaut d’être figé, dans sa rationalité essentielle. Les considérations esthétiques ne seraient donc plus exclues de l’activité créatrice en maths ? La mathématique comme art et pas seulement comme science ?
La beauté a toujours été présente dans les mathématiques, pour ceux au moins qui pouvaient l’y déceler. Dès l’antiquité, avec Pythagore et son admiration pour la beauté des nombres entiers, des proportions, sans parler du nombre d’or etc. Cette beauté est à la fois une émanation des mathématiques elles-mêmes et un outil pour « faire » des maths. C’est vrai, il y a une fascination à voir à quel point la beauté, l’élégance, peuvent annoncer l’exactitude d’une démonstration, comme si la « vérité » mathématique ne pouvait qu’être belle, et non bancale, ou déplaisante à contempler. Il y a d’ailleurs à mon sens une sorte d’obligation morale chez les mathématiciens à faire partager cette beauté, dans l’enseignement en particulier. Il faudrait faire aimer les mathématiques, faire comprendre qu’elles peuvent donner du plaisir et receler de la beauté. Le ressenti des élèves est très souvent différent voire opposé. La faute n’en incombe ni aux programmes ni aux enseignants, peut-être au statut écrasant que portent ces mathématiques dans l’enseignement secondaire, au rapport à l’effort, à la difficulté et au risque d’échec , bien scolaire dans ce cas...?
Le chercheur, a fortiori le créateur en mathématique doit être doué d’imagination, cela se conçoit bien mais il semble donc que l’on puisse parler de sensibilité esthétique... On est loin de la pure logique. Est-ce à dire que la mathématique ne serait plus rétive au jugement de valeur, qu’elle tendrait ainsi à devenir une science « humaine » ?
L’une n’empêche pas l’autre. Les math sont d’abord un univers de rigueur, auquel s’ajoute une possibilité esthétique. Mais la logique reste. Tout comme le fait que, s’agissant d’une démarche universelle, transcendant les cultures et les époques, débouchant sur une vérité mathématique admise de tous, nous avons bien affaire à une science « humaine » dans ce que ce terme contient de plus respectable.
J’ai rencontré Amand Lucas et Jean Mawhin, vous êtes « mon » troisième mathématicien cette année pour la Lettre de l’Académie. Henri Poincaré, dont m’a parlé Jean Mawhin, disait dans La science et l’hypothèse et à propos de la géométrie : « les postulats sont des définitions déguisées de la distance ». Il ajoutait même : ce sont des conventions. En conséquence, pour Poincaré, les géométries par exemple (d’Euclide ou de Lobatchevsky ou encore de Riemann) ne sont plus susceptibles d’être vraies ou fausses... La question de la vérité n’aurait plus aucun sens... Cette seule ambition d’être non-contradictoire est-elle suffisante dans la mathématique d’aujourd’hui ?
Poincaré considérait que, pour être vraie, une théorie devait coller à la réalité. Je pense qu’il n’est pas pour autant nécessaire aujourd’hui de s’y limiter. Le rapport entre la vérité et la réalité est complexe, aussi du point de vue du mathématicien. Comme je l’ai dit il y a un moment, la recherche en mathématique ne doit pas se préoccuper outre mesure de cette liaison à une réalité au sens pratique et expérimental du terme dans la mesure où nous ne pouvons pas exclure dans le futur la possibilité d’applications insoupçonnées actuellement. La théorie des nombres complexes (conçus comme une extension de l’ensemble des nombres réels, donc considérés à l’origine, au XVIe siècle, comme ne collant pas au réel) relève au départ d’une invention mathématique : c’est une théorie commanditée en quelque sorte pour donner des solutions aux équations des troisième et quatrième degrés, ou, en algèbre, au polynôme. C’est bien plus tard que leur utilité pratique fut avérée dans la description des courants alternatifs.
On ne cessera donc jamais d’inventer, en mathématique ?
Vous citiez Henri Poincaré ; c’est lui qui disait dans Science et méthode : « Inventer, c’est discerner, c’est choisir. Les faits mathématiques dignes d’être étudiés... sont ceux... qui nous révèlent des parentés insoupçonnées entre d’autres faits, connus depuis longtemps, mais qu’on croyait à tort étrangers les uns aux autres ». Les mathématiques pourront-elles jamais être au bout d’un tel travail de synthèse et de cohérence ? Sans doute jamais. En outre, depuis Poincaré, le foisonnement des mathématiques contemporaines met en évidence tant de nouvelles questions, de nouveaux « problèmes ». Et quand « le problème est là, il faut le résoudre », disait Hilbert. On ne cessera donc jamais d’inventer en mathématique. À cela aussi, il y a de la beauté. »
Michel Gergeay - novembre 2012
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