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Publié : 5 décembre 2009

Les maths en quête de mathématiciens

Article de Stéphane Foucart paru dans Le Monde du 5 décembre 2009

Pour la première fois depuis vingt-deux ans, les mathématiciens français tenaient à Paris, les 1er et 2 décembre, les Etats généraux de leur discipline. Avec, au centre des discussions de ce colloque baptisé "Maths à venir", un surprenant paradoxe : alors qu’elles sont plus que jamais nécessaires au fonctionnement du monde, les mathématiques sont, dans les pays riches au moins, de plus en plus boudées par les étudiants.

Où sont-elles ? A peu près partout. Dans la microélectronique, dans les simulations numériques de systèmes complexes, à l’image de celles utilisées par les climatologues ; dans les logiciels qui traitent les énormes masses de données qui transitent sur le Net ; dans les systèmes d’imagerie médicale ; dans le fonctionnement, toujours plus complexe, des marchés financiers, etc. Et ce ne sont pas là des mathématiques forgées de longue date, mais "des mathématiques issues de travaux tout récents", explique Etienne Ghys, chercheur au CNRS et professeur à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon. "Nous avons de plus en plus besoin de mathématiques et disposons de moins en moins de mathématiciens", résume-t-il.

Ces besoins concernent les entreprises pour une part désormais importante. "En France, il y a environ 6 000 mathématiciens, dit ainsi Jean-Pierre Bourguignon, directeur de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES). Tous ne travaillent pas dans le monde académique : environ un tiers d’entre eux sont en entreprise. Il y a aujourd’hui une grande variété de métiers réservés aux matheux."

Dans le monde occidental, à l’instar de toutes les filières scientifiques, les mathématiques séduisent pourtant de moins en moins. Une tendance d’autant plus préoccupante que les dix prochaines années verront des départs en retraite massifs dans la communauté des mathématiciens français. Des pays émergents, singulièrement l’Inde et la Chine, connaissent une tendance inverse : les carrières scientifiques y jouissent d’un prestige croissant. "Aux Pays-Bas par exemple, note M. Bourguignon, on a assisté à un véritable effondrement, avec seulement un peu plus d’une centaine d’étudiants en maths dans le pays en 2003, alors qu’ils étaient plus de 1 000 quelques années auparavant."

Forte d’une école parmi les plus brillantes, la France a résisté plus longtemps que les autres pays développés. "Nous avons cru pendant un temps que nous échapperions à ce déclin, mais il nous touche désormais de plein fouet", explique M. Bourguignon. "Au niveau L3 (bac + 3), nous sommes passés en six ans de 6 000 étudiants à 4 000 environ", précise Marie-Françoise Roy, professeur à l’université Rennes-I.

Cursus long et difficile, incertitude sur les futures ouvertures de postes dans la recherche publique et l’enseignement supérieur, salaires médiocres... les écueils ne manquent pas. Mais ce n’est pas tout. "Il y a chez les jeunes une vraie interrogation sur la manière dont la science au sens large façonne la société et sur la manière dont la société a, ou n’a pas, le contrôle sur ces changements, diagnostique M. Bourguignon. C’est en somme une question d’acceptabilité de la science."

Les mathématiques sont-elles "acceptables" ? Certains se le demandent depuis le déclenchement de la crise financière. Les mathématiques ont en effet été rendues responsables de la déconnexion grandissante entre l’économie réelle et les marchés financiers. Pour Philippe Camus, président d’Alcatel-Lucent ainsi que du comité de parrainage du colloque, "la faute n’en revient pas aux mathématiciens, mais simplement à ce que les outils imaginés grâce aux mathématiques ont été mal compris et mal utilisés". Pour autant, ajoute M. Camus, "il serait bénéfique que les mathématiciens prennent l’initiative de se doter d’un organe qui serait en quelque sorte leur autorité morale". "Après tout, plusieurs disciplines scientifiques disposent d’un comité d’éthique à même d’apprécier, voire de corriger, leur impact sur la société", plaide M. Camus, lui-même mathématicien de formation.

La crise des subprimes aura-t-elle eu un effet sur le désamour des étudiants à l’égard de la discipline ? Peut-être, mais rien n’est moins sûr. Aujourd’hui, les mathématiques financières fourniraient à elles seules, au niveau master, jusqu’au quart des étudiants en mathématiques français...

Pour ceux des aspirants matheux qui choisiront la recherche publique, de nouveaux écueils existent. Dans les pays développés, l’organisation de la recherche publique et surtout ses modes de financement "tendent à s’uniformiser", explique en effet M. Bourguignon, vers "un contrôle toujours plus tatillon des financements", de plus en plus souvent alloués sur un projet de quelques années. "Si on demande à un mathématicien ce qu’il aura démontré dans trois ans, il est obligé de mentir !", renchérit Etienne Ghys, qui précise toutefois que l’Agence nationale de la recherche (ANR) fait évaluer les projets des mathématiciens par leurs pairs. Reste que le virage pris ces dernières années en Europe est potentiellement "assez catastrophique" pour les mathématiques, selon M. Bourguignon.

Ces questions sont d’autant plus cruciales pour les maths qu’elles seules ont cette magie de transformer subitement ce qui peut sembler un pur jeu de l’esprit en clé indispensable à la résolution de nouveaux problèmes appliqués. Philippe Camus en prend pour exemple les travaux menés sur les nombres premiers (seulement divisibles par 1 et par eux-mêmes), qui fascinent les mathématiciens depuis des siècles. "Jusque tout récemment, personne ne voyait d’utilité à leur étude, explique M. Camus. Aujourd’hui, on se rend compte qu’un pays dans lequel personne ne comprendrait la théorie des nombres serait complètement dépendant de l’extérieur pour élaborer ses systèmes de cryptographie."

De même, les deux fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, avaient sans doute en commençant leur thèse en mathématiques à Stanford, tout à fait autre chose en tête que fonder la plus gigantesque régie publicitaire en ligne. Le secret de leur réussite n’aura finalement été rien d’autre qu’un algorithme, une simple formule mathématique !