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Publié : 3 juin 2013

Ingrid Daubechies interviewée par le journal Le Devoir

Le Devoir,
Pauline Gravel ,
4 mai 2013

Les mathématiques, une équation vitale

« Les maths aident à développer la logique, la déduction, une gymnastique mentale qui nous sert dans tout »

La construction mathématique qu’elle a découverte, et qui porte son nom, est utilisée pour réaliser les applications les plus diverses, dont la compression d’images en format JPEG 2000 qui s’affichent sur Internet. La présidente de l’Union mathématique internationale, Ingrid Daubechies, était récemment de passage à Montréal pour donner une conférence au Coeur des sciences, dans le cadre de l’Année internationale mathématiques de la planète Terre 2013. Rencontre.

Discrète, la mathématicienne Ingrid Daubechies parle d’une voix douce, mais son discours n’en est pas moins passionné, animé par le plaisir de comprendre et le désir de montrer l’importance des mathématiques dans toutes les activités humaines. En entrevue, elle confie que son intérêt pour les maths ne s’est déclaré qu’à la suite de son doctorat en physique théorique obtenu à l’Université libre néerlandophone de Bruxelles (Vrije Universiteit Brussel) en 1980, à l’âge de 26 ans.

« Pendant longtemps, dit-elle, j’ai cru que j’allais devenir ingénieure comme mon père. Mais à l’université, je me suis rendu compte que j’étais davantage intéressée par les fondements de la chose que par le travail d’ingénieur. Puis, en terminant ma thèse, j’ai réalisé que les outils mathématiques que j’avais étudiés en profondeur avaient des applications dans d’autres domaines que la physique. J’ai alors décidé de m’y concentrer », raconte Ingrid Daubechies, qui a été professeure de mathématiques à l’Université Princeton de 1994 à 2010, avant de rejoindre l’Université Duke en Caroline du Nord.

En 1987, elle émigre aux États-Unis pour rejoindre son futur mari, un mathématicien d’origine britannique, qui fait alors des recherches aux Laboratoires Bell dans le New Jersey. C’est dans cet établissement réputé que la scientifique élabore sa méthode de décomposition en ondelettes reconnue mondialement.

Contrairement à la vague qui ondule à l’infini, l’ondelette correspond à une seule déclinaison d’un patron d’oscillations dans un espace fini ; ce patron peut toutefois être contracté ou dilaté, pour représenter des détails plus ou moins précis d’une image, par exemple. Les ondelettes de Daubechies sont utilisées pour décomposer des signaux (spectres sonores, ondes sismiques, etc.) ou des images en éléments plus simples qui décrivent l’objet à plusieurs échelles différentes.

Toute image qu’on envoie par Internet doit être comprimée. Pour ce faire, elle est décomposée rapidement en une superposition d’ondelettes à l’aide d’un algorithme. Une fois traduite en ondelettes de Daubechies, l’image comporte alors un volume de données à transmettre beaucoup moindre que celui occupé par l’image elle-même, mais qui permet néanmoins de reconstituer à l’autre bout une image de qualité équivalente, presque identique.

Découverte à Montréal

C’est en février 1987, lors de son passage à Montréal pour donner une conférence sur son travail qui portait alors sur un tout autre sujet, que la mathématicienne découvrit la première d’une famille d’ondelettes de Daubechies.

« De retour chez moi, j’ai trouvé les autres ondelettes de la famille, qui en compte une infinité car elles ont une caractéristique qu’on peut décliner à l’infini », se souvient Mme Daubechies, qui s’est alors attelée à la rédaction d’un article pour un journal de mathématiques.

« J’ai insisté pour y inclure des tables de nombres pour implémenter l’algorithme. Normalement, la façon d’écrire un article pour les mathématiciens n’aurait pas dû comprendre tous les calculs explicites qu’ils pouvaient déduire eux-mêmes. Aussi, il n’était pas évident qu’un journal de mathématiques accepte de consacrer un grand espace à des tables de nombres qui ne leur apportaient rien de plus. Mais ils ont accepté, et je crois que c’est cela qui a fait la différence pour les ingénieurs. »

En effet, ces derniers ont été nombreux à percevoir le potentiel immense des ondelettes de Daubechies.

Les ondelettes du FBI

Les premiers à s’être servis de ces ondelettes pour une application concrète furent probablement les ingénieurs du Federal Bureau of Investigation (FBI), qui voulaient informatiser les empreintes digitales conservées par l’organisme sur quelques centaines de millions de cartons, classés dans des tiroirs d’armoires occupant un espace immense.

Un jour, Daubechies reçoit un coup de fil du FBI lui demandant une précision sur sa méthode de décomposition en ondelettes, laquelle, lui apprend-on, a rempor té le concours lancé par l’organisme pour trouver une façon de représenter et de comprimer d’un facteur 20 les empreintes digitales. La méthode devait aussi permettre de reconstruire les images de façon à ce que soient conservées toutes les caractéristiques importantes pour vérifier la similarité d’une empreinte à une autre.

« Les empreintes digitales comportent des détails importants à diverses échelles, précise Mme Daubechies. Il y a évidemment toutes ces lignes noires, mais à l’intérieur de chacune, de petits îlots plus clairs qui sont les pores de transpiration. Entre certaines lignes se trouvent parfois des îlots qui sont des amorces de lignes non réalisées. Or les ondelettes permettent de reconnaître ces caractéristiques à différentes échelles. »

Derrière JPEG 2000

La décomposition en ondelettes de Daubechies a également servi à accroître les performances en compression de la norme JPEG. La norme JPEG 2000, transformée en ondelettes, non seulement permet une plus grande compression des photos, mais rend aussi les contours plus nets et contrastés. Cette norme est utilisée pour les applications sur Internet et les films numériques en Amérique du Nord et en Europe. La chaîne de télévision sportive américaine ESPN l’emploie aussi pour la diffusion des matchs de football.

La méthode des ondelettes est automatique, rapide et fiable. L’image qu’elle permet de reproduire n’est jamais complètement identique à la photo originale. Elle comporte de légères différences. « Il n’est pas nécessaire de reproduire exactement toutes les petites subtilités parce qu’elles n’ont souvent aucune importance pour reconnaître l’objet ou saisir l’essentiel de ce qu’on photographie, explique la mathématicienne. Quand on comprime une image, l’important est d’avoir, partout où il le faut, assez de détails afin d’obtenir la même impression nette de l’image à l’oeil. Une décomposition en ondelettes procède en enlevant toutes les redondances au sein de l’image à comprimer, c’est-à-dire les endroits où les pixels sont presque identiques à ceux du voisinage. Par contre, lorsque ceux-ci ne sont pas tout à fait semblables, les ondelettes gardent toute l’information. L’outil choisit lui-même où il mettra son énergie pour coder une transition brusque. »

L’oxygénation du cerveau

Daubechies a aussi collaboré avec des chercheurs en neuro psychologie qui voulaient analyser des enregistrements de l’oxygénation du cerveau, obtenus par la technique d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle pendant que des individus devaient réaliser une tâche particulière. Ces chercheurs devaient mesurer l’oxygénation supplémentaire du sang générée localement par le processus mental lié à la tâche à exécuter.

« Déjà, la lecture de ce signal est très bruitée, explique-t-elle. En plus, le signal lui-même est de faible intensité et donc difficile à séparer des autres signaux émis par l’ensemble du cerveau, qui fait des tas de choses en même temps. Il faut donc procéder à une analyse du signal extrêmement fine et poussée pour l’extraire de façon aussi fiable et reproductible que possible. Or il s’avère que la méthode des ondelettes aide à voir plus de choses. »

La paléontologie

La mathématicienne travaille également avec des paléontologues qui comparent les molaires de mammifères de différentes espèces disparues dans le but d’élucider des questions d’évolution. Son équipe a développé une méthode de calcul des similarités et des dissemblances entre deux surfaces dentaires.

Une impression de la dent est réalisée avec une résine dentaire. L’empreinte très détaillée ainsi obtenue est analysée en microtomographie, donnant une représentation topographique de la dent avec des monts et des vallées. « Il s’agit de caractériser d’une part le paysage de la dent en chaque point et d’autre part de montrer comment ces différents monts et vallées s’intègrent dans le tout, car l’aspect local et l’intégration dans le tout jouent un rôle dans la similarité et les dissemblances. À nouveau, il y a des éléments cruciaux à différentes échelles. L’idée est de réduire la topographie à une représentation où il est plus facile de déterminer la similarité ou la dissemblance et qui aura une signification biologique. »

L’histoire de l’art

Ingrid Daubechies a récemment amorcé une collaboration avec des historiens de l’art belges, néerlandais et états-uniens, qui désiraient mieux comprendre les techniques de différents artistes à partir des images obtenues lors de l’examen d’une peinture par rayons X, infrarouge et luminescence. « Chacune de ces trois propriétés donne une information fragmentaire, un aperçu différent de la même chose cachée. Il s’agit d’intégrer ces différents fragments et aperçus pour obtenir une vue d’ensemble plus nette du travail de l’artiste avant l’application de la couche finale : de petites corrections ou, parfois, des changements radicaux comme l’a fait Vincent van Gogh dans 20 % de ses toiles.

« Notre cerveau fait constamment ce genre d’intégration à partir d’images fragmentaires. Nous essayons maintenant de faire un travail similaire de façon mathématique, dans des circonstances pour lesquelles notre cerveau n’a pas d’expérience. »

On traduit ces vues fragmentaires obtenues à partir de modalités différentes en ondelettes, puis on les fusionne à l’aide d’un algorithme. Ce qui permet d’arriver à une reconstruction plus précise des images sous-jacentes et d’avoir une meilleure idée de la méthode de travail de l’artiste.

Les ondes sismiques

En outre, Ingrid Daubechies a mis son expertise à la disposition de géophysiciens qui voulaient mieux comprendre l’origine et la localisation des panaches volcaniques, ces remontées lentes de matériaux très chauds provenant vraisemblablement du manteau de la Terre. « L’analyse des ondes sismiques permet de voir dans les entrailles de la Terre. Nous avons donc étudié ces ondes générées lors de grands tremblements de terre et qui ont été enregistrées par les stations sismiques d’Amérique du Nord au cours des dernières décennies », a-t-elle expliqué dans sa conférence à Montréal.

L’enseignement

Ingrid Daubechies est très préoccupée par l’enseignement des mathématiques à travers le monde et déplore le fait que beaucoup de jeunes les découvrent par le biais de professeurs qui n’en sont pas vraiment passionnés. « Ce n’est pas la faute des enseignants, mais parce que nous avons trop peu de professeurs. Nous n’encourageons pas suffisamment les bons étudiants qui aiment cette discipline à devenir profs de maths. » Et peu importe le genre de mathématiques qu’on enseigne, la matière elle-même est importante. « Les mathématiques aident à développer le raisonnement logique, la déduction, une gymnastique mentale qui nous sert dans tout, rappelle la scientifique. Les journaux ne publieraient pas de sudokus si les lecteurs n’aimaient pas cela. Résoudre un sudoku fait appel à un vrai raisonnement mathématique. Il est de la responsabilité de la communauté mathématique de souligner davantage le lien entre les maths et cet instinct très humain de vouloir raisonner. »

Mais, pour transmettre ce plaisir que l’on tire d’un raisonnement logique bien construit, on ne doit pas voir les maths comme une série de recettes. « Il est beaucoup plus efficace d’en comprendre vraiment les principes sous-jacents : cela permet de reconstruire toutes les formules, et ce, même des années plus tard, tandis que les recettes, on les oublie », poursuit-elle.

Du plaisir

« Souvent, les cours de maths sont construits de telle façon qu’on demande aux étudiants d’avoir confiance : faites l’effort maintenant, vous verrez plus tard comment c’est utile. Une partie d’entre eux acceptent parce qu’ils ont déjà un goût pour la chose. Mais pour tous les autres, c’est un pas trop difficile à franchir. Il faut concevoir des cours de manière à ce qu’un plus grand nombre de jeunes y trouvent du plaisir. Les liens avec la vie courante peuvent être une des façons d’y arriver.

« Et bien que je sois une mathématicienne appliquée, je défends ardemment les mathématiques pures. J’apprécie leur valeur, d’autant plus que j’ai fait moi-même usage de constructions qui avaient été élaborées en mathématiques pures.

« Pour que les maths restent une discipline vivante, nous avons besoin de diversité, de mathématiciens qui élaborent de très belles théories, de très beaux théorèmes, de très beaux cadres. Ces mathématiciens purs édifient le bâtiment, les cages d’ascenseur pour aller d’un étage à l’autre. Ceux qui utilisent ces ascenseurs, qui donnent une vie au bâtiment, sont les mathématiciens appliqués. »

Lorsqu’on aborde avec Ingrid Daubechies le titre de baronne que lui a décerné le roi Albert II de Belgique en 2012, elle lance sans l’ombre d’une prétention : « Tant mieux si cela peut servir à faire parler des maths ! »


Source : http://m.ledevoir.com/societe/science-et-technologie/377361/les-mathematiques-une-equation-vitale